Imagination.

Publié le par Choup'

Une odeur musquée d’aisselles et de cigare envahit peu à peu l’air brûlant du réduit. Pierrot l’enfant, recroquevillé dans l'obscurité, plissait le nez dans le vain espoir de protéger ses poumons et sa gorge de la touffeur sale, et les larmes brouillaient son regard malgré ses efforts pour ne pas pleurer ; il enferma un sanglot dans ses mains plaquées contre sa bouche et entreprit de changer de position, très lentement, imaginant qu’un monstre tapi avec lui dans le placard se réveillerait s’il faisait du bruit. Les adultes dehors étaient pires que le monstre, parce qu’eux ne s’en allaient pas quand on ouvrait la porte, aussi préférait-il imaginer le monstre.

Des voix dans une langue inconnue lui parvenaient à travers la fine cloison, et sans saisir le sens des propos il percevait l’énervement de leurs propriétaires. Il savait qu’ils le cherchaient, il savait également qu’ils n’auraient pas l’idée de regarder ici, dans la pièce la plus redoutée de la maison, où d’ordinaire il n’acceptait de pénétrer que sous la menace de privations plus sévères encore que celles qu’il endurait déjà.

Le rai de lumière qui passait sous la paroi disparut soudain et une porte claqua, laissant l’enfant seul dans l’obscurité de son refuge. Ils allaient sûrement le chercher dehors, ils y passeraient même la nuit si cela s'avérait nécessaire, car demain on était mercredi, jour où Grand Chauve venait inspecter la maison et où les gardes, pour une fois, tremblaient dans leurs bottes luisantes ; il aimait bien que les gardes aient peur, parce qu'ils ressemblaient plus alors à des gens normaux que le reste du temps. En plus, Grand Chauve était plutôt gentil, en comparaison : une fois, alors que Pierrot était malade, il lui avait même lu une histoire dans un livre avec des images.

Il attendit un très long moment dans l’atmosphère confinée du placard, et lorsqu’il n’y eut plus aucun bruit dans la bâtisse hormis le tuyau des toilettes qui claquait – auparavant le claquement faisait sursauter Pierrot à chaque fois, mais à présent c’etait à peine s’il le remarquait – il se risqua à entrouvrir la porte. Pierrot s’imagina qu’il était un chat de gouttière se faufilant sur les toits d’une ville mystérieuse. La pénombre de la pièce était plus claire que celle de sa cachette, aussi n’eut-il pas besoin de s’accoutumer au noir pour avancer vers la table ; celle-ci était jonchée de papiers froissés et de cendriers vomissant des semaines de mégots puants : Pierrot reconnut les culs des Cubains de Cigare-qui-pue. Il contourna la table par l’extérieur de manière à passer le plus loin possible du vieux matelas poisseux à moitié éventré qui gisait dans un coin de la pièce ; il ne put malgré tout réprimer un haut-le-cœur lorsque l’odeur aigre du rembourrage qu’il connaissait trop bien parvint à ses narines. Atteignant enfin la porte, il cracha sur les gonds pour ne pas qu’ils grincent, puis l’entrebâilla et se faufila dans le couloir sombre. Il était pieds nus et le sol en pierre lui donnait froid ; il décida qu’il faisait partie d’une expédition polaire qui venait d’essuyer une tempête de neige et devait rallier la base le plus rapidement possible : il ne fallait pas faire de bruit à cause des ours blancs.   
      
 Arrivé au bout du couloir il vérifia qu’il entendait bien les ronflements du Sonneur – lui et les autres l’avaient surnommé ainsi à cause des sifflements improbables qu’il émettait toute la nuit – et, aucun autre son ne perturbant le chant nocturne du garde, se risqua jusqu’à la lourde porte d’entrée. Le Gros avait eu raison : tous étaient partis à sa recherche à l’extérieur, laissant au Sonneur le soin de surveiller l’intérieur de la maison ; les enfants savaient que passé dix heures du soir, le Sonneur n’était bon à rien, mais il avait apparemment réussi à feindre le sérieux de manière suffisamment convaincante pour gagner la confiance de Cigare-qui-pue.


Pierrot savait qu’il avait passé la partie la plus facile. Il lui fallait à présent pousser la porte d’entrée, traverser la cour et escalader le mur sans être vu ; le Gros lui avait fait répéter les mouvements en pensée pendant la promenade de la veille, et il se sentait prêt. Mais la peur lui tiraillait le ventre et un faux-mouvement était vite arrivé, et repéré plus vite encore.

Il sortit la tête et balaya la cour du regard : personne. Une bouffée d’espoir lui donna le vertige, à tel point qu’il dut s’accroupir quelques instants pour reprendre ses esprits. Il ouvrit la porte un peu plus, compta jusqu’à trois, et s’élança ; il s’imagina être un explorateur en Afrique, fuyant devant un lion décidé à le dévorer – cela le fit courir plus vite ; il traversa la cour en un éclair et s’accrocha à la branche la plus basse de l’arbre, se hissa dessus, agrippa la seconde, se hissa encore. Il ne restait plus que deux branches et il serait tiré d’affaire, le maquis environnant étant tellement touffu qu’ils ne pourraient l’y retrouver.

       
Il grimpa avec agilité sur la dernière branche et posa une main sur le dessus du mur, quand un claquement sec se fit entendre ; il sentit une morsure vive lui brûler le bas du dos. Il avait l’impression que tout ralentissait ; l’arbre prenait un angle bizarre, et Pierrot se demanda s’il penchait sous le vent ou s’il était en train de tomber ; le ciel au-dessus de lui devint blanc, et un brin d’herbe lui chatouilla le nez avant de s’évanouir on ne sait où.


Pierrot s’imagina qu’il était un enfant séquestré par des méchants dans une grande maison, et qu’il essayait de s’enfuir mais qu’on l’avait rattrapé ; une larme roula le long de sa joue jusque dans son oreille, mais il ne sentit pas la caresse chaude de l’eau. Il murmura « j’ai fait un drôle de rêve, maman », et prit sa dernière inspiration au moment où Cigare-qui-pue soufflait sur lui son haleine fétide.


Publié dans pourquoi

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L
En même temps c'est tellement plus facile de terminer par des points de suspension que j'en ai pris la mauvaise habitude.
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U
D'ailleurs, un truc bizarre : c'est un texte pour lequel j'ai eu extrêmement de difficultés à ne pas ponctuer mon premier commentaire par des points de suspension. Je vois que je ne suis pas le seul dans ce cas.
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L
Oui, c'est un tableau vivant, et on s'identifie facilement au jeune héros, que l'on peut imaginer être entre celui d'un jeu de rôle et un Harry Potter...
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U
J'imagine bien ce texte illustré par Loisel. Au fur et à mesure que je le lisais, je voyais des dessins qui auraient pu être tirés de « Peter Pan ».
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C
J'avoue que j'y ai pensé, en l'écrivant...